Paroles singulières en Méditerranée

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PAROLES SINGULIÈRES EN MEDITERRANEE

9/12/2023 Gérard MALLASSAGNE Du désir à la loi…Comment lire Lacan ?

 

Espace Sétois de Recherche et de                                                        

Formation en Psychanalyse (E.S.R.F.P.)                                                     

Centre Hospitalier du Bassin de Thau 

 

Gérard Mallassagne  

 

(* Outil de travail, texte non abouti…)

 

 

Du désir à la loi…Comment lire Lacan ?

 

 

« Ce siècle autre en ses mœurs demande un autre style. »

Agrippa d'Aubigné.

 

« La loi est le témoin de l'incomplétude de tout être parlant. »

 

Lacan avait l’intention d’établir lui-même le texte du Séminaire L’éthique de la psychanalyse de 1959-1960 pour la publication. Cette intention - signalée par Jacques-Alain Miller - montre l’importance qu’il lui accordait. Il nous a laissé un compte-rendu, complété à la fin des années soixante et publié dans Ornicar ? N°28. Il considère le séminaire, « L’éthique de la psychanalyse », comme étant dans le droit fil du précédent ; « Le désir et son interprétation ». « le désir, c’est son interprétation sous assez d’angles pour espérer […] avoir débusquer ce qui du narcissisme se cramponne à la réalité comme à ce qui donne à son statut son sens [1]». Une éthique du désir, voilà ce qu’est l’éthique de la psychanalyse. Le titre de la leçon du 18 novembre 1959, donné par J-A. Miller, est intitulé « Notre programme ». Pourquoi programme ?

 

Le propos est inédit, tout ce qui a été dit jusqu’alors n’étant rien de plus qu’une déontologie. Il veut ainsi « donner l’instrument le plus propre à mettre en relief ce que l’œuvre de Freud, et l’expérience de la psychanalyse qui en découle, nous apportent de neuf [2]» : les catégories du symbolique, de l’imaginaire et du réel. (RSI)

 

La première intervention princeps de Lacan sur le stade du miroir en août 1936 se déroule au XIVème Congrès de l’Association Psychanalytique Internationale à Marienbad. Nous sommes dans le premier enseignement de Lacan. N’oublions pas qu’il est entré dans l’analyse avec le stade du miroir. L’image spéculaire est le prototype du monde des objets. On pense « que le monde est fait d’objets dont le prototype est votre image [3]». Le miroir vous renvoie votre image, sorte de complétude orthopédique, qui doit être « comme les autrescomme tout le monde ». Il tente de traiter l’imaginaire avec le symbolique. C’est ça le Moi imaginaire, « une sorte de point idéal », le Moi-idéal.

 

Il nous annonce du neuf, « sur quelque chose à la fois très général et très particulier […] Très général en ce sens que l’expérience de la psychanalyse est hautement significative d’un moment de l’homme qui est celui où nous vivons…sans pouvoir repérer ce que signifie l’œuvre dans laquelle nous sommes plongés [4]». C’est le côté universel, qui s’applique à Tous. Et très particulier… « à savoir la façon dont nous avons à répondre dans l’expérience, à articuler une demande du malade à quoi notre réponse donne sa signification exacteune réponse dont il nous faut garder la discipline la plus sévère pour ne pas laisser s’adultérer le sens, en somme inconscient, de cette demande [5]». Nous sommes là au niveau de la singularité du sujet, au cas par cas.

·        adultérer, étymologie : Altérer la pureté originelle par le mélange d'éléments de moindre qualité. Relève de la langue du droit : adultérer, c'est frauder, en altérant d'une manière contraire aux dispositions légales ou réglementaires.

 

1) Nous sommes là au niveau de l’univers de la faute ?

La faute est due au fait que nous sommes des êtres de langage, une faute universelle. Freud apporte deux réponses : le mythe du meurtre du Père et, à la fin de son œuvre, la pulsion de mort. Le sentiment de culpabilité est omniprésent. « Mais tout dans l’éthique n’est pas uniquement lié au sentiment d’obligation [6]». Au-delà, il y a une direction, une tendance. Et Lacan évoque la nécessité de situer la dimension de notre expérience par rapport à ceux qui ont fait progresser la réflexion morale. Il ne s’agit pas pour Lacan de mettre au second plan le sentiment d’obligation et, au-delà, le sentiment de culpabilité omniprésent dans notre expérience. Mais ce sentiment de culpabilité est intimement noué au désir. « Il reste […] que l’analyse est l’expérience qui a remis en faveur au plus haut point la fonction féconde du désir comme tel. […] dans l’articulation théorique de Freud, la genèse de la dimension morale ne s’enracine pas ailleurs que dans le désir lui-même. [7]» 

 

2) Il n’y a d’éthique que du Bien-dire.

Plutôt que dire-le-Bien, qui serait la position du discours du maître, le discours analytique favorise le Bien-dire : autre façon de souligner, en s’appuyant sur le mathème du discours de l’analyste, que le savoir est mis en position de vérité. De quelle vérité ? Non pas celle du Bien mais celle du désir ; vérité, donc, condamnée à ne pas pouvoir se dire toute.

Il n’y a d’éthique que du désir de bien-dire, de tenter de dire la vérité, toute la vérité, « parce que toute la dire, on n’y arrive pas […] les mots y manquent », les mots sont manquants. « C’est même par cet impossible que la vérité tient au réel [8]». 

 

À noter les analogies entre le discours de la civilisation post-moderne et le discours de l’analyste dans une relation non antagoniste, de telle sorte que l’un ne soit plus l’envers de l’autre. La montée au zénith de l’objet a de Lacan – la société de consommation, le consumérisme, la pluie d’objets - ce plus-de-jouir[9] serait en quelque sorte le programme accompli du dévoilement de la pulsion et le résultat de la levée des semblants. L’illusion d’une possible maîtrise de la pulsion, que peut donner les avancées de la science – le siècle des Lumières – maîtrise de la mort ? 

Les signifiants-maîtres sont alors déplacés sur des mots d’ordre, qui intéressent les idéaux thérapeutiques en faveur du bien-être et non pas les idéaux de papa. Les signifiants maîtres, bien souvent incertains, se trouvent volontiers relayés par des personnalités charismatiques – les influenceurs en tous genres - dont les pratiques variées promettent au sujet contemporain, l¹accueil de son désarroi symptomatique.  

 

Avec le Séminaire L’angoisse 1962-63, nous avons affaire à un ouvrage où l’angoisse à proprement parler n’est pas un trouble, un dysfonctionnement, où il ne s’agit pas de la traiter, mais de lui donner sa place conceptuelle, avec comme référence le concept d’angoisse de Kierkegaard. Il ne s’agit pas de donner un traitement pour faire disparaître l’angoisse, mais de lui donner sa place de concept. L’angoisse est une voie d’accès au réel. Elle protège le sujet de l’appréhension du réel. Si l’Œdipe est la clé de voute de l’œuvre de Freud, son rêve aussi, le rêve de Lacan : c’est l’objet a. Le Séminaire L’angoisse est le séminaire de l’objet a. L’angoisse est la voie d’accès à l’objet a. L’angoisse est conçue comme ce qui permet d’accéder à ce qui n’est pas signifiant, voie d’accès à un reste qui n’est pas signifiant. L’angoisse est un affect, ce n’est pas un concept, mais plutôt ce qui vient à la place d’un concept. Elle est désarrimée du concept.

 

·        La loi est le témoin de l'incomplétude de tout être parlant il n’y a de castration que du langage. Il n’y a d’Éthique que du Bien-dire…le sujet ne peut pas se faire représenter par un signifiant…Il n’y a de Loi que du langage.   

 

3) D’un système conceptuel à un autre

Pour aborder le symptôme comment s’y prendre. « Vous avez, dans le Séminaire de L’angoisse, l’atelier, le chantier, la fouille, qui nous conduit au passage d’un système conceptuel à un autre   […] La trajectoire du Séminaire D’un Autre à l’autre passe un temps à la mise en question de la conjonction sexuelle, à l’horizon de quoi nous savons que nous aurons le dit de Lacan : « Il n’y a pas de rapport sexuel ». Nous sommes encore là dans l’atelier, dans la forge où se prépare à grands coups ce dit qui, après Lacan, continue de retentir » souligne Jacques-Alain Miller. 

 

Lacan est un forgeron, le Vulcain de la psychanalyse. Faute du désir de l’analyste, la psychanalyse ne tient pas une seconde. Il faut que vous ayez le désir de retrouver votre chemin dans l’inconscient, d’accéder au lieu où se trame votre destin, dans la forge où un Vulcain inconnu a façonné vos armes, l’atelier où votre blason fut peint, la messagerie d’où partent ces fichiers cryptés que sont vos lapsus, vos actes manqués, vos rêves et vos symptômes. Pas d’analyse si ce désir n’est pas éveillé, alerté, stimulé. Il l’est par la rencontre de n’importe quoi faisant office de sujet supposé savoir. Lacan a forgé l’objet a, un collègue analyste lui disait : « Qu’aviez-vous besoin d’inventer cet objet a ? » Cet objet a, sorti de toute pièce de la forge de Lacan, écarte du risque de totalitarisme. Par sa présence il décomplète le langage, l’énoncé, et donc nous protège du risque d’une tautologie...dire le tout sur tout, je dis ce que je suis. C’est le virage pris par Lacan dans le Séminaire L’angoisse. On entre dans le monde de l’incomplétude, du reste.

 

La nouveauté avec ce séminaire, c’est que Lacan déconstruit l’imaginaire, dans lequel on se complaisait…dans lequel on se mirait. Il décompose ce qu’il appelle le niveau spéculaire. Au fur et à mesure qu’il forge l’objet a, il décompose ce qu’il appelle le niveau imaginaire. C’est ça le Moi imaginaire, « une sorte de point idéal », le Moi-idéal. Avec l’angoisse, Lacan vise un objet, qui décompose le niveau spéculaire, que soutenait le stade du miroir. Ce séminaire est une critique de l’imaginaire, une critique du stade du miroir, qui entretenait l’illusion d’une complétude, d’une image orthopédique qui unifie le moi.

 

Lacan rappelle que « Freud insiste sur la dimension essentielle que donne le champ de la fiction à notre expérience de l’Unheimlich […] dans la réalité […] trop fugitive. La fiction démontre bien mieux, la produit même […] C’est une sorte de point idéal, mais combien précieux pour nous, puisque cet effet nous permet de voir la fonction du fantasme ».

 

         Freud, en 1919, écrit « Das Unheimliche », l'inquiétante étrangeté, c'est un article qu'il réécrit, on ne connaît ni la date de la première version, ni ce qui en a été modifié. Il s’appuie, extrait des Contes Nocturnes d'Hoffmann, sur le récit de « L'Homme au Sable », qui arrache leurs yeux aux enfants. Tel est le domaine de l'inquiétante étrangeté, qui suscite l'angoisse et l'épouvante. « L'inquiétante étrangeté est cette variété particulière de l'effrayant qui remonte au depuis longtemps connu, depuis longtemps familier ». (Unheimlich ; Heim ; le plus proche, à la maison, Un-heimlich ; le plus éloigné, étranger…)

         Ce récit met en évidence l'importance des yeux, du regard. Ce conte d'Hoffmann n'est pas sans nous évoquer le mythe d'Œdipe et l'angoisse de perdre ses yeux, l'auto-aveuglement du criminel mythique Œdipe. Dans cette histoire atroce, que voit-on ? Le sujet rebondit de captation en captation devant cette forme d’image, qui n’est pas sans évoquer le schéma optique cité par Lacan dans le séminaire L’angoisse. L'angoisse « c'est l'impossible vue qui vous menace, de vos propres yeux par terre ».

 

Cet objet a, qui échappe à toute représentation imagée, qui n’est pas symbolisable, qui n’est pas dialectisable, ne peut être approcher que par approximation. « Quand on l’approche par le discours, on peut faire un court-circuit en usant de l’écriture » selon la formulation de J-A. Miller. Ce n’est pas un signifiant, ni un signifié. Quand on l’approche par la parole, on est tenu à une posture de défiance, une mise à distance, une distanciation de référence…les précautions de Lacan : « ce que l’on appelle…pour nous…si l’on peut dire…ce que l’on peut désigner comme… ». Lacan révèle là, « un style d’enveloppement, labyrinthique, digressif, et en même temps concentrique – et vous savez le goût de Lacan pour parler de ce qu’il s’agit de cerner » souligne J-A. Miller. On peut y voir son attirance pour la topologie.

D’ailleurs J-A. Miller choisit pour la couverture du séminaire une bande Mœbius. « C’est un traitement de l’objet comme un cristal, qui jette des feux, qui éblouit, qu’il faut traiter comme un diamant, avec des pincettes et surtout en regardant les différentes facettes. »

 

Avec la dimension de l’objet a, rien ne va de soi, plus d’évidence, les évidences sont défaites, suspendues, il n’y a plus de solides. Nous sommes dans une certaine fluidité, une suspension, épochè* selon Husserl, dans l’attente d’une apparition pure. Ce qui traite du phénomène – la phénoménologie – reste dominée par le spéculaire, le champ du visible, de ce qui peut s’imaginariser, se représenter. « Avec l’objet a, le spéculaire fait l’effet d’un forçage. Que fait Lacan, il casse, il tord ses schémas, qui l’ont tant occupé. Et là s’ouvre un nouveau champ, un nouvel espace où le spéculaire – l’imaginaire – trouve de nouveaux termes, de nouvelles fonctions, qui ne ressemblent plus du tout au stade du miroir. »

 

Ne vous laissez pas suggestionner par l’image, ni endormir par le signifiant mis en œuvre dans la parole. Tel est l’appel, la mise en garde de ce Séminaire. Ne vous endormez pas, prenez garde à la routine. Ce Séminaire va contre la suggestion, mais il pourrait à son tour produire une fascination, une hypnose. Alors que je travaillais, il y a déjà longtemps, le Séminaire RSI sur la topologie, j’avais fait part à Augustin Menard de mon enthousiasme à mon cheminement en le lisant. Il m’avait rétorqué : « méfiez-vous, on peut aussi s’y laisser prendre… », sorte de fascination pour la topologie. 

 

C’est là où il faut recevoir ce Séminaire comme un atelier, à rester éveillé à ce que Lacan manigance, forge, construit, bricole…pour nous éviter la somnolence de la routine. La difficulté de son discours, de son énonciation, nous tient en éveil par l’embarras – être sous la barre, divisé par le signifiant – qu’il procure chez chacun.

 

4) Inadéquation entre imaginaire, symbolique et réel

…Inhibition, symptôme, angoisse…

Il y a une inadéquation entre l’imaginaire et le réel, une faille entre le symbolique et le réel. L’angoisse est une voie d’accès au réel. Le réel n’est pas réductible au savoir…

Le mot embarras est le résultat de la décomposition du terme freudien d’inhibition ; Inhibition, symptôme, angoisse. Ces trois termes ne sont pas du même niveau. Ils forment une série et sont en diagonale dans le premier tableau. L’inhibition est une fonction vitale, qui se retrouve dans le concept de dysfonctionnement, c’est le noyau, le culmen du dysfonctionnement. Elle est dans la dimension du mouvement. Décomposition de l’inhibition, décomposition conceptuelle qui sépare l’entrave du fonctionnement. L’inhibition est un mouvement empêché*. « Être empêché, c’est un symptôme. Être inhibé, c’est un symptôme mis au musée.[10]» C’est le mis au musée, qui est intéressant. Face à l’inhibition, Lacan appelle l’émoi et l’émotion dans un gradus de mouvement qui se libère, l’empêchement et l’embarras dans un gradus où s’allège la difficulté. L’empêchement, le piège dont il s’agit, c’est la capture narcissique, c’est sa propre image, l’image spéculaire. Nous sommes toujours au niveau du symptôme. 

 

·        Étymologie : empêcher : issu du latin impedicare , composé de in et de pedica « lien aux pieds, pris au piège ». voir mettre des bâtons dans les roues.

 

Après l’empêchement, si nous poussons plus loin dans la série, en direction de la difficulté, nous rencontrons l’embarras.

·        Embarras : imbaricare, fait allusion à la bara, la barre, c’est le sujet S revêtu de la barre, $, « image du vécu le plus direct [11]», le sujet barré, divisé, par le langage.

L’embarras, nous rappelle Lacan, fait référence à la barre, au sujet barré $, pour indiquer que le sujet est divisé par le langage.

Dans la direction du mouvement, nous avons l’émotion, qui se réfère étymologiquement au mouvement, auquel il faut ajouter la dimension de jeter hors, ex, c’est le mouvement, qui se désagrège. Puis, c’est l’émoi, qui vient de esmayer ; troubler, effrayer, se troubler…exmagare, perdre son pouvoir, sa force.  

 

« Quand vous ne savez plus quoi faire de vous, vous cherchez à vous remparder.[12]»

 

Lors de sa conférence à Nîmes le 7 juin 1997, Jacques-Alain Miller rappelait que le symptôme est quelque chose qui gêne et dont on veut se débarrasser, comme un scrupule - au sens étymologique - c’est le petit caillou, la petite pierre pointue que l’on a dans la chaussure et qui gêne pour marcher, qui fait boiter. Au sens figuré c’est le sentiment d’inquiétude, l’embarras, le souci. Nous avons là le versant freudien, l’encombrement du symptôme. Avec le symptôme analytique, nous passons de ce qui est objectivé, c’est-à-dire vu, observé, c’est la clinique du regard - l’aspect phénoménologique - à ce qui est entendu, subjectivé, c’est la clinique de l’écoute. Mais au-delà de la façon dont le sujet parle de son symptôme, à quoi sert-il, que serre-t-il ? Lacan essaie de prendre l’angoisse au filet des signifiants, peut-elle être significantisée ? C’est la version lacanienne, l’arrangement du symptôme. Il parlera même de solution élégante à propos du délire de Schreber.

« Ce petit préambule étant posé de la référence à la triade freudienne de l’inhibition, du symptôme et de l’angoisse, voici le terrain déblayé à parler d’elle. Je dirai, doctrinalement ramené par ces évocations au niveau même de l’expérience. Essayons de la situer dans un cadre conceptuel. L’angoisse, qu’est-elle ? Nous avons écarté que ce soit une émotion. Et pour l’introduire, je dirai : c’est un affect l’affect n’est pas : – il n’est pas l’être donné dans son immédiateté ni non plus le sujet sous une forme en quelque sorte brute, – il n’est, pour le dire, en aucun cas protopathique [13]. Mes remarques occasionnelles sur l’affect ne veulent pas dire autre chose. Et c’est même justement pour ça qu’il a un rapport étroit de structure avec ce qu’est - même traditionnellement - un sujet, et j’espère vous l’articuler d’une façon indélébile la prochaine fois. Ce que j’ai dit par contre de l’affect, c’est qu’il n’est pas refoulé - et ça, Freud le dit comme moi - il est désarrimé, il s’en va à la dérive. On le retrouve déplacé, fou, inversé, métabolisé, mais il n’est pas refoulé… Ce qui est refoulé, ce sont les signifiants qui l’amarrent. Ce rapport de l’affect au signifiant nécessiterait toute une année de théorie des affects. J’ai déjà une fois laissé paraître comment je l’entends. Je vous l’ai dit à propos de la colère. La colère, vous ai-je dit, c’est ce qui se passe chez les sujets quand « les petites chevilles ne rentrent pas dans les petits trous ». Ça veut dire quoi ?[14]»

 

 

Le sujet du signifiant ne s’éclaire que d’un saut du premier tableau au second, qui donne une articulation de la dimension scopique, dimension critiquée et décomposée tout au long du séminaire. L’inhibition se nomme alors désir, l’empêchement = ne pas pouvoir, l’embarras devient la cause.

5) Opération de la division

Cette passion de Lacan pour la quantification, pour l’évaluation, répercute ce qui est isolé dans le Séminaire de L’angoisse comme la marque première du trait unaire de l’identification subjective. On y trouve un schéma, qui n’a jamais été imprimé par Lacan dans un de ses écrits, un schéma élémentaire de division. Disposant de l’exemplaire de sténographie de l’écriture même de Lacan, J-A. Miller nous propose son écriture pour fixer ce schéma – pour ce Séminaire-là :

 

 

Une ligne verticale sur laquelle se trouvent inscrites quelques-unes des lettres, qui sont là pour présenter ce que Lacan indique être une division.

 

·        A : côté de l’Autre, lieu du signifiant, le sujet apparaît « comme quotient, il est marqué du trait unaire du signifiant dans le champ de l’Autre [15]». Une division de l’Autre par le sujet et un reste : a. Lacan donne une valeur à la fonction du reste, c’est cette notion de reste qui appelle la construction d’une division. Une division où l’on prend comme premier résultat le chiffrage même du sujet, sa prise dans la répétition du Un, et on isole, est inscrit, de façon supplémentaire, le reste sous les espèces de la fameuse petite lettre a en italique. Isoler ce reste est la condition pour que l’Autre ne soit pas simplement l’Un. Si le champ de l’Autre n’était fait que de Uns, il serait réductible, ne serait-ce qu’au titre de leur ensemble, à ces Uns. Ce qui dirige la lecture du Séminaire, c’est à ne pas oublier que l’Autre est Autre parce qu’il y a un reste, un résidu irrationnel. La preuve et garantie de l’altérité de l’Autre, c’est le a. Ils sont du même côté « tous les deux du coté de l’Autre, car le fantasme, appui de mon désir, est dans sa totalité du côté de l’Autre [16]»

·        S, « de mon côté, c’est ce qui me constitue comme inconscient, à savoir A, l’Autre en tant que je ne l’atteins pas [17]».

 

« Le rapport à la cause - qu’est-ce que c’est que ça ? Qu’est-ce qu’on peut faire d’un robinet ? - est bien le point initial où entre en jeu, à l’observation, dans l’expérience de l’enfant, cet attrait que nous le voyons - contrairement à n’importe quel autre petit animal - manifester pour quelque chose qui s’annonce comme représentant ce type fondamental d’objet. Le « ne pas pouvoir » en faire quelque chose, aussi bien que le « ne pas savoir », mais dans leur distinction, s’indiquent ici suffisamment.

6) Qu’est-ce qu’est le symptôme ? C’est la fuite du robinet. Le passage à l’acte c’est l’ouvrir, mais l’ouvrir sans savoir ce qu’on fait. Telle est la caractéristique du passage à l’acte : quelque chose se produit où se libère une cause par des moyens qui n’ont rien à faire avec cette cause, car,[…] le robinet ne joue sa fonction de cause qu’en tant que tout ce qui peut en sortir vient d’ailleurs. C’est parce qu’il y a l’appel du génital, du trou phallique au centre du génital, que tout ce qui peut se passer au niveau de l’anal entre en jeu parce qu’il prend son sens.

Quant à l’acting-out, si nous voulons le situer par rapport à la métaphore du robinet, ce n’est pas le fait d’ouvrir le robinet, c’est simplement la présence ou non du jet. L’acting-out c’est le jet, c’est-à-dire ce qui se produit toujours d’un fait qui vient d’ailleurs que de la cause sur laquelle on vient d’agir. Notre expérience nous l’indique. Ce n’est pas que notre interprétation - disons, par exemple sur le plan anal, soit fausse, qui provoque l’acting-out. C’est que, là où elle est portée, elle laisse place à quelque chose qui vient d’ailleurs. En d’autres termes, il ne faut pas tracasser inconsidérément la cause du désir.

Ici s’introduit donc – en ce terrain où se joue le sort du désir de l’obsessionnel, de ses symptômes et de ses sublimations – la possibilité de l’entrée en fonction de quelque chose qui prendra son sens d’être ce qui contourne la béance centrale du désir phallique. C’est ce qui se passe au niveau scopique. Tout ce que nous venons de dire de la fonction de a comme objet de don analogique destiné à retenir le sujet sur le bord du trou castratif, nous pouvons le transposer à l’image.[18]»

Le symptôme est Janus, il a deux faces, l’une d’encombrement, c’est la version freudienne, l’autre d’arrangement, c’est le symptôme lacanien.

7) Il n’y a pas de rapport sexuel 

Avec le Séminaire D’un Autre à l’autre, son énoncé : « Il n’y a pas de rapport sexuel » est une véritable bombe. Jusque-là, tout était fondé sur la complémentarité des deux sexes. Freud concevait encore le rapport sexuel sur le modèle platonicien et évangélique : l'homme et la femme ne font qu'une seule chair. « Lacan avait déduit que le modèle ancien ne tiendrait pas la route, que la sexualité allait passer du « Un fusionnel » au « Un-tout-seul ». Chacun son truc ! Chacun sa façon de jouir ! Jusqu'à Lacan, on appelait ça l'autoérotisme. Et on pensait : normalement, ça se résorbe, car les deux sexes sont faits l'un pour l'autre. Eh bien, pas du tout ! C'est un préjugé. À la base, dans l'inconscient, votre jouissance n'est complémentaire de celle de personne. Des constructions sociales tenaient tout cet imaginaire en place. Maintenant, elles vacillent, car la poussée du « Un » se traduit sur le plan politique par la démocratie à tout-va : le droit de chacun à sa jouissance propre devient un droit humain.[19]»

 

Les constructions sociales, soutenues par le lien social, tenaient l’imaginaire. Nous étions en quelque sorte ordonnés par le lien social, qui nous protégeait des effets du réel - celui dont parle Lacan et non celui de la science - que certains scientifiques croient avoir maîtrisé ou en voie de l’être.

C'est pourquoi le modèle général de la vie quotidienne au XXIe siècle, c'est l'addiction. Le Un jouit tout seul avec sa drogue, et toute activité peut devenir drogue : le sport, le sexe, le travail, le smartphone, Facebook, les réseaux sociaux…

 

« Les [êtres] parlants sont en train de prendre nettement le dessus sur la nature. En fonction de leurs désirs, de leurs fantasmes, on manipule désormais la reproduction via la science. Le discours juridique suit le mouvement. Cela ne fait que commencer : on a créé l'an dernier la première cellule à génome synthétique. La nature n'en a plus pour longtemps ! D'où, par ailleurs, l'urgence écolo, largement ressentie.[20]» soulignait Jacques-Alain Miller, commentant « Les prophéties de Lacan » - toujours d’actualité - en août 2011 dans une chronique au journal Le Point.

Le pionnier du séquençage du génome humain, le biologiste américain Craig Venter, a dévoilé le jeudi 20 mai 2010, la création de la première cellule vivante dotée d'un génome synthétique. Une « étape importante scientifiquement et philosophiquement », explique le chercheur, dans la compréhension des mécanismes de la vie et qui ouvre la voie à la fabrication d'organismes artificiels. « Il s'agit de la création de la première cellule vivante synthétique, au sens où celle-ci est entièrement dérivée d'un chromosome synthétique », explique Craig Venter, créateur de l'Institut du même nom et coauteur du premier séquençage du génome humain rendu public en 2000. « Ce chromosome [élément porteur de l'information génétique contenant un groupe de gènes de l'organisme] a été produit à partir de quatre flacons de substances chimiques et d'un synthétiseur, et tout a commencé avec des informations dans un ordinateur ».

Qualifiant ces travaux de « boîte de Pandore », Pat Mooney, directeur de l'ETC Group, organisme international privé de surveillance des technologies, dont le siège est au Canada, estime que « la biologie synthétique est un champ d'activité à haut risque mal compris, motivé par la quête du profit […] Nous savons que les formes de vie créées en laboratoire peuvent devenir des armes biologiques et menacer aussi la biodiversité naturelle ». 

 

8) La solitude du Un

Lacan annonçait le retour du sacré. Certains semblent avoir trouvé dans la religion un antidote au triomphe de la science. Entre cette dernière et Dieu, n'y a-t-il pas incompatibilité ?

Qu’est-ce qui nous sortira de cette situation où le totalitarisme nous guette ? Le retour du sacré, de la religion, c'est la compensation nécessaire à la situation. Les rapports antiques se défont ; chacun est livré à la solitude du Un. On souffre d'être soumis à un maître aveugle et brutal, la dictature du chiffre, de la statistique, de plus en plus insensée et même hors sens. Qui nous tirera de cette galère ? Les thérapies, qui promettent au Un qu'il se guérira tout seul de son mal-être, s'il s'autopersuade tous les matins qu'il est maître de lui comme de l'univers ? Le bien-être généralisé pour tous ? La Culture, l’entertainment, le divertissement ? Oui, mais c'est insuffisant. On se tourne vers la religion. Là, on trouve des spécialistes, qui offrent depuis toujours à l'humanité souffrante un sens à donner à la vie. Et ce sens met du lien social, du liant, entre les pauvres, entre les Uns épars que nous sommes devenus.

 

Un Autre qui se détache du discours courant, un Autre moins dégradant, moins menaçant, plus docile, en fait moins consistant. Un Autre qui va « opérer à un certain niveau de moindre densité du rapport à la parole » comme disait Lacan.  Ni un tribunal, qui cherche à faire avouer, ni un expert qui cherche à prouver. Plutôt un Autre qui ne cherche pas à mesurer l’écart avec la norme, à rendre plus conforme, à donner des gages à une théorie, mais qui permette au sujet d’accéder à sa propre altérité. C’est le désir de l’analyste, porté par le discours analytique, d’obtenir « sa différence absolue », comme le dit Lacan à la fin du Séminaire XI.

 

Nous lisons tous les Séminaires de Lacan - avec l’apport précieux, éclairant, de la lecture commentée de Jacques-Alain Miller. Mais, quelle est notre lecture des séminaires de Lacan, comment lire Lacan, de quelle manière le lire au XXIème siècle ? Il y a là une interrogation, se laisser surprendre par sa propre lecture, surprise de l’énonciation, qui confine peut-être à une certaine contingence, ne serait-elle pas de l’ordre de l’acte [21] ?



[1] Lacan J.,” Ornicar ?”, N°28, Navarin, 1984, p.18.

[2] Lacan J., Le Séminaire, livre VII, « L’éthique de la psychanalyse », texte établi par Jacques-Alain Miller, Paris : Seuil, 1986, p.9.

[3]Miller J-A., « Introduction à la lecture du Séminaire de L’angoisse de Jacques Lacan », « La Cause freudienne », 2004/3, N°58, p.67.

[4] Lacan J., Le Séminaire, livre VII, « L’éthique de la psychanalyse », texte établi par Jacques-Alain Miller, Paris, Seuil, 1986, p.9.

[5] Ibid, p.9.

[6] Ibid, p.11

[7] Ibid, p.11.

[8] Lacan J., « Télévision », « Autres écrits », op. cit., p.509.

[9] Lacan J., « Radiophonie », « Autres écrits », op. cit., p.414.

[10] Lacan J., « Séminaire X L’angoisse », « Leçon du l4 Novembre l962 », Seuil, Paris, p.19.

[11] Lacan J., « Séminaire X L’angoisse », « Leçon du l4 Novembre l962 », Seuil, Paris, Mai 2004, p.20.

[12] Ibid., p.20.

[13] Lésion protopathique : celle qui est productrice de toutes les lésions consécutives (Littré). 

[14] Lacan J., « Séminaire X L’angoisse », « Leçon du l4 Novembre l962 », Seuil, Paris, Mai 2004, p.23.

[15] Lacan J., « Séminaire X L’angoisse », « Leçon du 21 Novembre l962 », Seuil, Paris, p.37.

[16] Ibid, p.37.

[17] Ibid, p.37.

[18] Lacan J., « Séminaire X L’angoisse », « Leçon du l9 Juin l963 », Seuil, Paris, Mai 2004, p.372.

[19] Miller J-A., « Les prophéties de Lacan », « Le Point », Publié le 18/08/2011.

[20] Miller J-A., « les prophéties de Lacan », « Le Point », Publié le 18/08/2011.

 

[21] Du latin actum (« action, fait, exploit » »), de agere (« agir »). * Le mot latin acta possède deux sens :

1) - Ce premier sens latin de acta, pluriel de actum, signifie une action issue du verbe latin agere, qui signifie agir, pousser, faire, consigner par écrit, signé (signum veut dire coupé), un acte officiel.

2) - Le second sens du latin acta, est un mot au singulier, décrivant les plaisirs de la plage, et est issu, lui, du mot grec " aktè " (‘ακτη’), un mot également à double sens désignant d'une part le fruit, le blé, ou la nourriture de la Déesse Déméter et d'autre part la côte escarpée, en deçà de laquelle pousse le blé.

Intervenants

Interventions

 ACF-VD
Jean-Claude Affre
Dr Marie  Allione
Claude Allione
Bernard Baas
Dr Arielle Bourrely
Professeur Claude-Guy Bruère-Dawson
Lionel Buonomo
Pr Jean-Daniel Causse
Philosophe Jean-Louis Cianni
Jomy Cuadrado
Dr Marie-José Del Volgo
Guilhem  Dezeuze
Dr Jean-louis Doucet
Laurent Dumoulin
Dr Jean-Richard Freymann
Eva-Marie  Golder
Professeur Roland Gori
Jean-Paul Guillemoles
Bernard Guiter
Rhadija  Lamrani Tissot
Dr Patrick  Landman
Dr Michel Leca
Gérard Mallassagne
Dr Augustin  Ménard
Professeur Michel  Miaille
Dr François  Morel
Daniel Nigoul
René  Odde
Aloïse Philippe
Professeur Gérard  Pommier
Professeur Jean-Louis Pujol
Dr Jean Reboul
Dr Marie-Laure Roman
Franck Saintrapt
Professeur Bernard Salignon
Rajaa Stitou
Dr Bernard Vandermersch
Dr Marcel Ventura